L’experience de marque et les logos sans visage

(2022)

Les logos font désormais partie intégrante de nos vies. Ils participent au dessin de générations entières, et, par conséquent, à la nostalgie des décennies passées. Ou à la nostalgie tout court. Leurs refontes nous émeuvent d’autant plus qu’elles nous confrontent à ce qu’était “l’avant”. (Initialement publié en Mai 2018)

I. Logo je t’aime, moi non plus

Ce n’est pas nouveau : on aime nos logos. On aime les afficher sur nos accessoires comme signe d’appartenance à une tribu, on aime les détourner, on aime les critiquer, ou les chercher dans d’autres formes parfois.

Ils sont si importants qu’ils nous servent de repères spatio-temporels dans des univers de sciences-fiction, notamment parce qu’ils véhiculent énormément d‘informations à la fois : à travers leur présence et leur aspect, on arrive à situer l’action dans une époque et un contexte social.

Pour prendre l’exemple de Blade Runner, la présence de Coca-cola dans les scènes d’exposition indique en quelques secondes que l’univers est un mélange mondialisé de toutes les cultures terrestres, mondialisation sans doute accélérée par la prise de pouvoir (soft power) de certaines grandes marques ou entreprises, qui à présent contrôlent à elles seules plusieurs aspects du quotidien.

En prenant plus de recul, les placements de logos nous renseignent aussi sur la date de sortie du film : entre 1982 et 2018, Panam a disparu, et le logo de Coca-Cola a évolué.

(Mise à jour de Février 2022) Certains l’ont bien compris et détournent très habilement les codes pour faire parler au présent les valeurs et l’énergie des décennies passées.
 
C’est le cas de Burger King qui profite de sa refonte en 2021 pour faire émerger ses racines des années 70 : logo, typo, visuels, illus… Tous les codes sont convoqués pour nous replonger dans l’écho de cette décennie. Ce qui, malgré son anachronisme assumé, est particulièrement pertinent : d’abord, parce que ça respecte assez strictement l’éternel cycle des trente ans des tendances ; mais aussi, parce que les années 2020 sont une version contemporaine de la sociologie de l’époque.
 
Marches pour le climat, manifestations pour les droits des LGBTQI+, des femmes et des BIPOC, mouvements pacifistes contre les conflits et les guerres… En se téléportant dans cette période grâce à son nouveau logo et son identité, Burger King se place au cœur de cette imagerie et communique à son public et ses consommateurices : nous comprenons notre époque et nous sommes avec vous.
 
On peut ainsi dire que le design sert à figer les époques dans des concepts visuels. Le design des logos participe au dessin de générations entières, et, par conséquent, à la nostalgie des décennies passées. Ou à la nostalgie tout court. Leurs refontes nous émeuvent d’autant plus qu’elles nous confrontent à ce qu’était “l’avant”.

II. Une identité de marque en filigrane

J’appelle “sans visage” tous les logos qui ont déclenché à travers leur refonte comme une anti-démarche :avant, la figure du logo représentait les valeurs de la marque/ entreprise ; maintenant, ils doivent se fondre dans cette nouvelle masse qu’est le produit/service.

Les logos deviennent ainsi “sans visage” : il ne s’agit plus de les distinguer les uns des autres par des attributs visuels uniques et sensibles, capables de transmettre en un coup d’œil les concepts clés derrière la marque, mais au contraire de s’effacer. Éteindre son ADN.

Souvent les designers déplorent une telle perte d’identité : mais pourquoi ces marques souhaitent-elles faire ainsi table rase de leurs racines ? Il est vrai que cette nouvelle austérité en vogue semble réduire le champ de la créativité graphique et visuelle, et rend plus ardue la tâche de sortir son épingle du lot.

Les marques et entreprises qui prennent la décision de modifier leur logo en ont conscience et le portent souvent comme étendard de leur contemporanéité. Or aujourd’hui, la question des logos et de l’image de marque est indissociable des nouveaux modèles d’entreprises.

Ces logos sans visage ne pouvaient pas être plus cohérents face aux nouveaux modèles économiques des marques et des entreprises mondialisées.

En effet, les marques n’appartiennent dorénavant plus tant à leurs créateurs qu’à leurs clients. Ceux-ci constituent en quelques sortes le nouveau patrimoine de ces entreprises. Ainsi, il paraît naturel pour les intégrer dans toute leur diversité de tendre vers une présence visuelle en filigrane, afin de laisser toute la place à l’expression de leur expérience de marque.

De surcroît, au-delà de l’adhésion de clients potentiels, les marques et entreprises cherchent également à attirer des nouveaux partenaires professionnels (créateurs, designers, business developpers, etc.) ainsi qu’à développer leur image de marque à l’étranger, là où les cultures peuvent parfois s’entre-choquer (alphabet différent, contresens à la prononciation, etc.).

On peut le voir notamment à travers le parcours d’Hedi Slimane, qui a en quelques sortes lancé cette vague de refonte au sein des grandes maisons du luxe et du prêt-à-porter créateur.

D’abord chez Saint- Laurent, puis chez Celine, le créateur opte naturellement pour des esthétiques minimalistes modernes proches de son travail, tout en gardant en tête les enjeux stratégiques qu’ils pourront déclencher.

Hedi Slimane n’est plus juste un directeur artistique invité au sein d’institutions à l’histoire surplombante ; les marques se fondent à présent dans son style comme elles pourront se fondre dans le style de leurs futurs créateurs.
 
Pourtant, même si ces nouveaux logos sans visage sont inhérents à l’évolution des secteurs concernés, ils déçoivent souvent par leur caractère “trop simple”. C’est sans compter sur leurs nouvelles surfaces de déploiement.
 
Les logos n’ont simplement plus besoin de tout porter en eux. Le signe n’a plus besoin de devenir le sens, parce que le sens lui-même n’a plus la même valeur qu’autrefois.
 
On ne parle désormais plus tant de l’image de marque, parce que l’image a le défaut d’être statique dans un monde de médias qui bougent sans cesse, au sens propre comme figuré. Les contenus se scrollent, les interfaces s’incrémentent de nouvelles fonctionnalités interactives, les produits se customisent à loisir, les modes et les sociétés changent, inexorablement. Au cœur de toute cette ébullition : l’expérience.