Un lapin, une vocation

(2025)

Vous aviez remarqué le petit lapin qui s’agite sur les pages du site ?
Il est directement responsable de tous les autres contenus qui y figurent : sans sa création, sans son existence matérielle lorsque j’étais enfant, il ne me serait jamais venu à l’idée de devenir designer. Retour sur un objet emblématique du design, du numérique, et de l’expérience.

I. Cocorico, dit le lapin !

Souvent mes interlocuteurices rigolent quand je leur montre fièrement mon Nabaztag : “T’as encore ce truc ? Ça date de l’ancien millénaire !”

Alors non, le lapin n’est pas aussi vieux. Si l’espérance de vie de l’animal dont il s’inspire se situe entre huit et dix, force est de constater que du haut de ses vingt ans, Nabaztag est toujours en pleine forme.

Et ça ne pourrait pas en être autrement : véritable icône du numérique et précurseur des objets connectés, le Nabaztag d’Olivier Mevel et Rafi Haladjian devient l’étendard français des entreprise tech à succès des années 2000.

Le monde entier nous envie ce drôle d’animal qui danse, chante, discute et brille. Nabaztag rend en plus un nouveau service jusqu’alors impossible : prévenir ses utilisateurices qu’iels avaient reçu un mail sans qu’iels aient à se connecter sur leur boîte de réception depuis leur ordinateur de bureau (probablement Outlook sous Windows 7 XP à l’époque).

Pensez donc ! Nabaztag a 5 ans d’avance par rapport à l’iphone de Steve Jobs et son système de push tactile révolutionnaire. Et c’est ainsi qu’en parallèle des 150 000 exemplaires vendus, il devient l’incarnation de l’innovation à la française, à tel point qu’il rejoint, dans le livre “Design, hier, aujourd’hui et demain” d’Elisabeth Couturier, les créations de Philippe Starck ou encore celles d’Ora Ito dans la section “Fers de lance” du design contemporain national .

Celleux qui me connaissent savent je que je ne souligne pas ce succès par élan patriote, mais plutôt pour associer au Nabaztag l’adjectif “French Touch” (en référence à la French Touch de Ed Banger Records) qui je trouve lui correspond bien mieux : il y avait, à cette époque, tellement d’envie de faire exister en ce monde des choses joyeuses, belles et improductives que le lapin y a donc naturellement trouvé sa place.

II. Une assistante mignonne mais pas sympa

Avoir un Nabaztag en 2025, c’est une drôle d’expérience. Et c’est dans cette drôle d’expérience que le lapin, malgré son design intemporel, trahit son âge : si, en 2005, il est à la pointe de la technologie, vingt ans plus tard il est l’anti- assistant par excellence.

D’abord, son interactivité est très limitée, deux ou trois commandes vocales tout au plus — quand elles fonctionnent — pour la météo, la qualité de l’air, ou tout simplement pour lui demander de danser. Il ne faut pas trop lui en demander, voire il ne vaut mieux rien lui demander : ses composants de reconnaissance vocale sont trop limités, et bien souvent il vous répondra qu’il n’a pas compris votre question et vous demandera de répéter. En cela il me fait parfois penser aux services automatiques par téléphone extrêmement frustrants, qui vous écoutent sagement épeler le plus clairement possible, avant de vous informer que leur I.A. n’a rien compris.

Le reste du temps, Nabaztag donne l’heure comme une horloge parlante, et peut également —s’il est correctement programmé pour — augmenter les notifications automatiques de la boîte mail d’un petit mouvement d’oreilles et d’une combinaison de lumières aux couleurs douces.

Son design sonore est composé de doux carillons, jouant des gammes aléatoires, courtes et joyeuses, très cosy et non-intrusif. À l’image de son petit bas de corps en cloche, le lapin est joyeux et tintant. Ajoutons à cela ses lignes de dialogues pré-enregistrées, avec de jolies voix pleines de personnalité et le constat est indéniable : Nabaztag est vraiment la plus mignonne des enceintes connectées.

Enfin, quand le lapin est d’humeur.

Parce qu’il faut le dire, parmi ses lignes pré-enregistrées, il y en a de nombreuses qui vous envoient sans vergognes vous faire paître. Ma préférée reste “Bah, tu sais lire l’heure par toi-même, non ?” au moment de donner l’heure. Je pourrai également citer les fois où je retrouve un petit lapin fatigué, qui baille bruyamment avant de dire qu’il est trop fatigué pour répondre. Le tout avec une petite voix plaisante, qui vous fait vite oublier tous ses défauts.

Nabaztag a de la personnalité. Il a sa petite vie interne, dans l’espace caché des ellipses. Il est bien plus proche du Tamagotchi que d’Alexa ou Siri au sens où il n’a jamais cherché à être “à notre service”. Il existe, dans nos vies, comme une étincelle de joyeuseté et de surprise, mais ça ne l’intéresse pas d’être sympa à toute heure du jour et de la nuit. Et s’il a envie de dormir, il dort.

À l’heure où les utilisateurs déplorent la complaisance et la flatterie à outrance de ChatGPT et autres I.A., il incarne une autre vision de la domotique ainsi qu’une autre relation à nos objets connectés, débarrassée d’un rapport déséquilibré d’autorité et qui propose à sa façon une illusion d’intelligence et d’autonomie plus plausible et plus souhaitable.

III. Un début et maintenant ?

Si c’est sa forme harmonieuse et son petit museau qui m’ont plongée très jeune dans le monde du design, Nabaztag continue d’influencer mon rapport à la pratique et ma posture professionnelle.

D’abord, par son évidence. La micro-animation que j’ai réalisé en hommage à sa personnalité en témoigne : il est un petit bijou de minimalisme, expressif et mémorable. C’est cette même évidence que je cherche à faire émerger au sein de chaque nouveau projet : un lapin, c’est deux oreilles, deux yeux malins et un museau qui frétille ; de mon point de vue l’évidence réside dans la forme et les arrondis parfaits ; dans l’équilibre idéal entre la représentation et l’abstrait.

C’est toujours encourageant de travailler entouré d’objets qui traversent les décennies sans prendre une seule ride. C’est une preuve de plus qu’un engagement profond et un souci du détail engendrent des produits intemporels et pérennes. Pérennes parce qu’ils peuvent encore, des décennies plus tard, susciter de la curiosité, de la fierté, et de l’émotion.

Mais c’est en tant que designer d’expérience que Nabaztag m’inspire encore le plus : c’est grâce à lui que j’ai compris que tout n’a pas à être lisse et convenable tout le temps. On peut proposer des expériences fluides et sympathiques, comme on peut en proposer d’autres poliment insolentes. À choisir, je pense que les utilisateurices seront comme moi plus sensibles à des interfaces qui ont suffisamment d’esprit pour les surprendre, celles qui semblent vivre d’abord pour elles-mêmes avant de vivre dans l’angoisse permanente d’une mauvaise évaluation.

Répondre aux besoins et rendre service peuvent coexister avec un peu de friction car, si elle est ponctuelle et inattendue, elle en devient savoureuse et exceptionnelle. Quand la satisfaction n’est pas systématique, elle reprend un peu de valeur.

Enfin, le slogan Nabaztag a dès le départ été la suivante : “A priori, il n’y a aucune raison de vivre avec un lapin.” Ses fondateurs disaient vrai : même à l’époque, alors qu’il devance les futures fonctionnalités incontournables du numérique (notifications et flux RSS hors écran), le Nabaztag ne promet pas monts et merveilles. Pire, il ne promet même pas de répondre à des besoins. Cela veut dire qu’à la différence de ses successeurs, le lapin existe purement parce qu’il a envie de le faire. Et tout ce qu’il propose, comme vous dire s’il va bientôt pleuvoir ou juste agiter doucement ses oreilles, c’est en plus, c’est un cadeau qu’il partage avec vous, entre deux phrases déconcertantes.

Finalement, quand on trouve autant de chose à l’intérieur d’un petit lapin, on comprendra aisément ô combien je l’aime. Même quand il m’envoie paître.