Penser dans les marges

(2020)

Au commencement, la marge créa le livre. Le texte était informe et continu : il y a avait le vide à la surface du volumen, et l’esprit de la marge existait entre les colonnes. Puis le rouleau devint rectangle, et le volumen devint codex. (Initialement publié en Avril 2018)

I. Au commencement, la marge créa le livre

D’abord quelques bases.

Est appelé communément “marge” tout espace vierge laissé entre le contour de ce qui est – à l’origine – imprimé et le bord de la page.

Elle se définit en quatre blancs fondamentaux: le blanc de tête, au-dessus du texte, le blanc de pied, en-dessous du texte, le blanc de couture, dans la reliure des livrets, le long du pli central, et le blanc de fond, sur les côtés gauche et droit du livre, généralement la plus importante, puisqu’elle a pour fonction d’assurer l’enchaînement des pages entre elles. Suivent les gouttières, qui délimitent les colonnes, et l’interlignage.

On peut tout autant considérer comme marge l’espace entre les contenus, que ce soit entre les lignes de textes ou entre les images. Celle-ci est tout à fait cruciale pour la lisibilité, en privilégiant des espaces de respiration, sur une page imprimée comme sur les écrans.

Le codex, mot latin désignant le livre formé de feuilles pliées et assemblées en cahiers, et couvert d’une reliure, vient du mot caudex qui se réfère à la matière « bois » du tronc. Il est antérieur au format même que nous lui connaissons aujourd’hui, puisque le terme est déjà employé pour les livres en papyrus ou en parchemins du IVè siècle dans l’Occident latin utilisant ce format.

Cependant, le texte n’était plus seulement texte : il devint une fenêtre, une ouverture, contenue dans ce cadre blanc, qui organisa la page et son contenu.

II. Une ligne si fine…

“Au-delà, en-deçà, l’abîme.” C’est ainsi que Edmond Jabès (Le livre des marges) définit très poétiquement l’équilibre entre la matérialité du papier et ses contours physiques, et ceux plus flous du texte et de la marge.

En effet, là où le parchemin permettait la pensée continue, dans laquelle le texte ne souffrait d’aucune rupture et pouvait défiler autant que le format du papier le lui permettait ; la page, en tant qu’espace délimité, vient inventer le livre comme objet clos.

Or cet objet clos souffre, comme son prédécesseur, de sa limite matérielle : la page a désormais des bords. Cela ouvre deux nouvelles possibilités pour les imprimeurs de l’époque : d’une part, optimiser les coûts de production dans une grille aux marges consciencieusement calculées, quittes à contraindre le texte à ne pas dépasser un certain nombre de caractères (comme les livres de poche) ; d’autre part, créer un empagement haut de gamme, qui fait la part belle aux marges et s’incarne dans des livres souvent imposants (appelés format “grand papier”).

Cette structure réglée a pourtant constitué l’espace d’expression le plus libre de la page, puisque, au-delà des tracés imperceptibles, la marge blanche ne souffre d’aucune règle.

Rapidement, la page ne contient plus seulement le texte, mais aussi la pensée toute entière qu’il génère. La marge devient ce pont imperceptible entre l’écrit et la pensée, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le figé et le muable. Les colonnes ne se succèdent plus indéfiniment, la pensée s’organise et se hiérarchise.

III. Penser dans les marges

Apparaissent alors dans ce blanc une nouvelle forme de pensée “marginale” : les gloses imagées, les illustrations satyriques, les notes manuscrites subversives.

Au Moyen-Âge, la marge du codex vient repenser le rapport du lecteur au texte : cet espace vide, laissé blanc, accueille en son sein les gloses des moines copistes, qui annotent les textes au gré des chapitres, des paragraphes. Le texte n’est plus vécu comme vérité immuable, comme autorité toute puissante, mais plutôt comme support à la pensée critique: le rectangle d’empagement, ce tracé virtuel qui entoure le texte, est un prétexte à l’exercice de l’esprit.

Les passages obscurs s’éclairent ainsi d’annotations qui viennent définir un mot rare, souligner une phrase importante, ou encore faire référence à d’autres textes liés. Les surréalistes font même exploser la page, et viennent sculpter leurs textes par ce blanc du papier, tout comme les calligrammes sculptaient le blanc par la poésie.

Penser dans la marge, c’est faire des ponts entre un monde et l’autre, c’est garder suffisamment de recul sur les choses, être le spectateur silencieux de leur lutte des pouvoirs entre elles. La marge n’a plus de contrainte, si ce n’est celle entraînée par la tension entre le lisible et l’illisible, entre le texte et l’hypertexte.

Si la marge ouvre le livre sur l’extérieur, la marginalité ouvre l’Homme sur le monde tout entier, ce monde tout entier contenu dans du vide.

IV. Marges, marginalites

Être à la marge de quelque chose, c’est en être à l’extérieur, à sa limite. La limite entre la normalité et l’anormalité, entre le commun et le singulier, entre une vérité et son antonyme.

Le marginal est en tension constante, toujours entre deux mondes. Il perturbe parce qu’il ne se définit pas selon une catégorisation simple, mais existe aussi par son contraire.

À force d’être à l’extérieur, le marginal, confronté à deux réalités, possède un autre regard sur celles-ci, un autre point de vue, une autre façon de procéder. Il se laisse librement influencer par l’une ou par l’autre sans jamais céder.

La marge permet ce recul : sans celle-ci, il n’y aurait que des confrontations. Tout s’entre-choquerait. La marge existe en tant qu’espace neutre, elle est un tampon, un vide, un plein. Elle n’est pas un mur, mais un fleuve.

Elle est un espace public, également partagée par tous: elle se laisse investir, elle garde les traces des nombreux passages, mais elle n’est jamais appropriée, elle reste immuable.

Ce vide qui ne se voit pas, mais qui n’en est point pour autant imperceptible. Le vide, ça se sent, ça se redoute même parfois. Il suffit d’y réfléchir quelques secondes pour être pris d’un vertige. Le vide, le rien, le blanc, le noir, l’absence, l’immense. La page blanche.

Pour citer Louis Marin : “Le Monde est ici tout entier contenu, hors de quoi il n’y a rien d’autre à contempler.” Or le marginal est hors de ce quoi, et contemple ce qui s’écrit entre les lignes, et ce qui se dessine dans l’absence.