« Et pourtant, il demeure. »
Ma main s’était posée sur la sacoche qui m’avait été confiée et qui reposait désormais quotidiennement sur mon torse. C’était un geste que je me surprenais souvent à faire : l’une de mes mains prenait seule la décision de presser la sacoche contre moi, comme pour incorporer ce corps étranger au mien, et inconsciemment achever de considérer son poids et sa fragilité comme une excroissance familière.
« Et pourtant, il demeure. » avais-je répondu, en chœur avec mon petit groupe de camarades. Cette devise, en forme de salut, venait chaque jour nous rappeler l’importance de notre mission : faire demeurer ce qui était désormais gravé sur nos fragments, et que l’on appelait autrefois, dans des temps immémoriaux, le Numérique.
Certes elle avait le défaut de toutes les autres devises avant elle, et sa répétition dévoyait peu à peu le sens originel et la force du propos qu’elle souhaitait porter, mais aujourd’hui… Aujourd’hui c’était différent.
Quelque chose dans le ton, dans le rythme, dans le port de voix de certains d’entre nous. Celle de Luca notamment. Tout rendait sa prononciation plus tangible. Moi-même l’avais-je prononcée avec une espèce de double-voix, déchirée entre l’enthousiasme et l’appréhension. Nos regards étaient tour à tour troubles et éveillés, et j’avais l’impression de sentir le frémissement des fragments contre nos corps tant l’émotion était palpable.
Aujourd’hui, nous nous mettions finalement en marche.
Lorsque l’effondrement devînt inévitable en 2032, décision fût prise d’archiver l’ensemble du numérique. Cependant, face au volume incommensurable des données présentes, l’on proposa d’en conserver seulement l’Empreinte.
Par empreinte, il était entendu que seule une version dégradée — mais déchiffrable — de l’existant subsisterait. Comme l’Humanité laissa derrière elle des traces de son existence sur les parois des cavernes, dont on discernait désormais à peine les contours, il nous fallait atteindre cette même pérennité à travers les âges, et témoigner de ce que nous fûmes au-delà des frontières du monde physique.
Bien sûr le processus en lui-même souleva de nombreux débats : qu’allait-on laisser derrière nous ? Il ne s’agissait plus seulement, comme pour nos ancêtres, de dire que nous étions présents dans ces espaces — que nous étions là — mais il était cette fois nécessaire de faire des choix parmi une somme importante de contenus, et d’élire les rares données à même de transmettre aux générations futures une image de l’Humanité telle qu’elle fût, sans omission, sans biais, sans vernis.
La tentation de projeter de soi une image moins vaine et superficielle, de se raconter différemment, avait pourtant contaminé même les esprits les plus rationnels et froids. Comment ne pas l’être, alors qu’on promettait en substance à chacun de léguer la meilleure version de lui-même, en supprimant simplement une partie de son historique de navigation, ou de ses réseaux sociaux ? Et d’ailleurs, était-il seulement concevable de se raconter objectivement ?
Depuis le Voyager Golden Record, c’était bien là la dernière opportunité pour l’Humanité de se définir elle-même, et cette responsabilité ne devait pas être prise à la légère. Or les supports des fragments étaient — comme tout ce qui existe dans le monde physique — limités. Le choix de ce qui perdurerait et, par conséquent, la suppression définitive de ce qui n’avait pas été retenu, était un enjeu grave et important, qu’il était impensable de laisser aux entités monopolistiques de l’époque, qui projetaient désespérément dans ce processus l’unique condition de leur survie.
Aucun comité ne semblait être à la hauteur du défi imposé, et l’on se tourna une dernière fois vers la technologie, les algorithmes, la robotique ; vers tout ce qui nous avait par le passé dédouanés de la responsabilité de prise de décisions aussi sensibles. À peine cette solution fut-elle soumise au public que les critiques s’élevèrent alors pour alerter sur les biais inhérents à sa condition : que déciderait une machine, codée par des humains imparfaits, de sa manière de les décrire ? La sélection ne saurait être neutre et objective. Si le débat fut jugé légitime, il était irrémédiablement vain face à l’urgence de l’ultimatum, qui finirait d’écarter toute alternative. Ainsi, le tri de ce qui serait finalement gravé pour la postérité ne fût délégué à nul autre qu’une Intelligence Artificielle.
Présentée comme la seule biographe officielle d’une époque sur le point de s’achever, l’I.A. fût programmée pour simultanément élire les données pertinentes, et — presque d’un même mouvement — les réécrire ou les compiler dans le style d’Empreinte le plus à même correspondre à chacun.
Cela n’empêcha pas les plus réfractaires, ou les plus secrets, de supprimer d’eux-mêmes ce qui, de leur patrimoine numérique personnel, pourrait se révéler indiscret ; mais le croisement de toutes leurs données entre elles suffit à constituer une version de leur mémoire suffisamment étayée pour être conservée sur un fragment, au même titre que le reste du numérique, anonyme mais collaboratif, qui devait lui aussi subsister. En somme, on ne laissa aux individus que peu de choix dans le fait de se dévoiler a posteriori : ce qui existait d’eux en ligne ne leur appartenait déjà plus.
« Toi aussi tu te poses la question parfois ?
— Oui. Tout le temps même. »
C’était la première fois que Luca m’en parlait depuis que le tirage au sort nous avait désignés tous deux comme Gardiens à la fin de la Défragmentation. Pourtant, à nos manières de contempler nos fragments par moments, il était évident que la curiosité crevait le silence qui nous enveloppait sans cesse.
Bien sûr que nous nous interrogions sur ce que l’I.A. avait choisi de garder. Depuis que l’on nous avait annoncés que nous allions devoir nous mettre en marche, je scrutais cette matière translucide, sombre et froide, et je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Parfois, en le manipulant doucement, les micro-gravures reflétaient la lumière et projetaient sur les murs des ersatz d’hologrammes abstraits et illisibles, une sorte de ballet d’ombres et d’informations — un fantôme de l’Empreinte. La matière elle-même semblait effacer l’idée de contours, et je me retrouvais quelque fois si plongé dans ma méditation que je manquais de renverser mon fragment sur le sol.
Parmi notre petit groupe, certains semblaient d’ailleurs porter aux nues la capacité quasi-divine de l’I.A. d’avoir “sauvé” cette part de l’Humanité, au sein d’un processus égalitaire et pacifique. Qui de mieux en effet pour acter du Jugement Dernier du numérique ? Qui pourrait ne serait-ce que prétendre nous connaître — dans notre entièreté, notre complexité, dans notre exhaustivité — comme cette machine qui a tout lu, tout vu, tout analysé. Qui d’autre pour choisir, sans juger, ce que nous représenterons dans le futur ?
J’étais plus dubitatif sur ce processus testamentaire, mais je me gardais bien de le partager avec les autres. Une part de moi était sans doute trop consciente du fait que ce que je projetais dans mon fragment était avant tout mes propres souhaits, ma propre histoire, une vision romantisée de ce que j’aimerais qu’il advienne de ma mémoire si elle avait à subir le même traitement.
« Qu’est-ce qu’on va découvrir alors, selon toi ? »
Face à mon mutisme, Luca avait choisi de relancer sa question. Il avait prononcé sa phrase distinctement, mais on sentait poindre de l’appréhension dans sa voix. Ses yeux étaient quant à eux rivés sur sa sacoche encore accrochée au haut de son corps, comme s’il surveillait une éventuelle réaction en guise de réponse. Je m’apprêtais à parler mais déjà il reprenait.
« Moi tu vois, je suis sûr que mon fragment possède la vie numérique d’un ancien marin. Tu vas me prendre pour un fou mais… parfois, quand je suis dans ma chambre, dans le silence le plus complet, j’ai l’impression que mon fragment me parle, qu’il murmure, qu’il mime le bruit des vagues. Et quand je le fixe, je vois des reflets verts et turquoise. Sous certains angles, je crois voir l’écume…
Tu sais des fois, quand je pose ma main sur ma sacoche, elle est froide, mais d’un froid familier et hypnotique. Je ne sais pas comment l’expliquer… Mais je sens en mon for intérieur que mon fragment est bien le leg de la vie virtuelle d’un marin, un marin de la vie d’avant, peut-être même qu’il y a là son historique de navigation, voire ses conversations personnelles. Si ça se trouve il y a encore toutes ses cartes et peut-être même une carte qui mène vers des territoires aujourd’hui perdus. Il a même dû vivre sur un de ces territoires, et on pourrait carrément reconstituer comment c’était avant grâce à ses photos, à ce qu’il devait manger, à ce qu’il allait faire sur son temps libre, tu imagines ? »
Luca m’adressait là une question quasi-rhétorique : oui, j’imaginais bien, d’ailleurs je pouvais uniquement imaginer. La nature de la responsabilité de Gardien était avant tout de préserver le fragment dont nous avions hérité, mais rien de plus ne nous était indiqué sur la nature même de ce que nous protégions avec tant de zèle.
Certes, tout le monde connaissait l’histoire de la Défragmentation, et plus particulièrement encore les Gardiens, puisque nous étions les garants de ce consensus unique en son genre. Mais notre mission n’était pas de savoir, elle était celle de veiller, avant de transmettre. C’était bien cela et uniquement cela le cœur de notre responsabilité : faire en sorte que l’Empreinte subsiste, peu importe ce qui en faisait partie, peu importe ce qui la composait, peu importe ce qu’elle redessinerait. Peu importe même mon propre avis sur la pertinence de ce qui s’y trouverait ou pas.
Malgré moi je me prenais aussi à construire mentalement une image de ce qui se trouvait sur mon fragment, mais je n’y voyais pas s’y dessiner une histoire aussi factuelle et descriptive que celle de Luca. Pour être tout à fait honnête, j’imaginais être le Gardien de quelque chose de plus personnel, de plus intime. Quitte à parler de résonnance, je percevais à travers la matière l’écho infime d’une introspection… Ou alors était-ce une succession de questions ? Était-ce l’Empreinte d’une ébauche de pensée ?
Je comprenais Luca dans son incapacité à retranscrire ce que des années de contact avec nos fragments nous avaient transmis comme intuitions. L’esprit humain s’oblige toujours à trouver du sens, ou même un semblant de sens à travers des histoires, d’autant plus lorsque le futur de l’Empreinte nous semblait à toutes et tous flou : nous devions patiemment attendre — garder et attendre — tant que l’Humanité n’avait pas recouvré les moyens de lire et d’exploiter les fragments de l’ancienne ère. Et nous avions attendu, jusqu’à ce jour.
Maintenant il nous fallait nous mettre en marche, Luca, moi, et les autres Gardiens éparpillés de ce monde ; et se retrouver, pour connecter nos fragments. Peut-être Luca pourra-t-il rencontrer le marin qui habite son fragment, comme il semble le croire. Et peut-être que, moi aussi, je pourrais être présent lors du grand déchiffrage ; alors je pourrais obtenir sans doute des réponses aux questions qui manifestement hantaient le mien.