Marges, marginalités

(2018)

« Une ligne si fine. Au-delà, en deçà, l’abîme. » Edmond Jabès — Le livre des marges
Au commencement, la marge créa le livre. Le texte était informe et continu: il y a avait le vide à la surface du volumen, et l’esprit de la marge existait entre les colonnes. Et entre les lignes, l’émergence de la pensée.

Publié sur Medium

Définition de la marge
 

D’abord quelques bases.
 

Est appelé communément “marge” tout espace vierge laissé entre le contour de ce qui est – à l’origine – imprimé et le bord de la page. Elle est divisée en 4 espaces : la marge supérieure, appelée marge de tête ; la marge inférieure, appelée marge de pied ; la marge de la reliure entre deux pages, appelée petit fond ; les marges vers l’extérieur du livre, appelées grand fond.
 

On peut tout autant considérer comme marge l’espace entre les contenus, que ce soit entre les lignes de textes ou entre les images. Celle-ci est tout à fait cruciale pour la lisibilité, en privilégiant des espaces de respiration, sur une page imprimée comme sur les écrans.
 

Néanmoins cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’à sa Genèse, la marge avait une autre ambition.

La marge, l’espace contraignant le texte
 

Au commencement, la marge créa le livre.
 

Le texte était informe et continu : il y a avait le vide à la surface du volumen, et l’esprit de la marge existait entre les colonnes. Puis le rouleau devint rectangle, le volumen devint codex.
 

Le codex, mot latin désignant le livre formé de feuilles pliées et assemblées en cahiers, et couvert d’une reliure, vient du mot caudex qui se réfère à la matière “bois” du tronc. Il est antérieur au format même que nous lui connaissons aujourd’hui, puisque le terme est déjà employé pour les livres en papyrus ou en parchemins du IVè siècle dans l’Occident latin utilisant ce format.
 

Cependant, le texte n’était plus seulement texte : il devint une fenêtre, une ouverture, contenue dans ce cadre blanc, qui organisa la page et son contenu.
 

En effet, là où le parchemin permettait la pensée continue, dans laquelle le texte ne souffrait d’aucune rupture et pouvait défiler autant que le format du papier le lui permettait ; la page, en tant qu’espace délimité, vient inventer le livre comme objet clos.
 

Or cet objet clos souffre, comme son prédécesseur, de sa limite matérielle : la page a désormais des bords. Cela ouvre deux nouvelles possibilités pour les imprimeurs de l’époque : d’une part, optimiser les coûts de production dans une grille aux marges consciencieusement calculées, quittes à contraindre le texte à ne pas dépasser un certain nombre de caractères (comme les livres de poche) ; d’autre part, créer un empagement haut de gamme, qui fait la part belle aux marges et s’incarne dans des livres souvent imposants (appelés format “grand papier”).

La marge, espace de la pensée critique
 

Les colonnes ne se succèdent plus indéfiniment, la pensée s’organise et se hiérarchise. Au Moyen-Âge, la marge du codex vient repenser le rapport du lecteur au texte : cet espace vide, laissé blanc, accueille en son sein les gloses des moines copistes, qui annotent les textes au gré des paragraphes.
 

Le texte n’est plus vécu comme vérité immuable, comme autorité toute puissante, mais plutôt comme support à la pensée critique: le rectangle d’empagement, ce tracé virtuel qui entoure le texte, est un prétexte à l’exercice de l’esprit.
 

Les passages obscurs s’éclairent ainsi d’annotations qui viennent définir un mot rare, souligner une phrase importante, ou encore faire référence à d’autres textes liés.
 

Rapidement, la page ne contient plus seulement le texte, mais aussi la pensée toute entière qu’il génère. La marge devient ce pont imperceptible entre l’écrit et la pensée, entre le figé et le muable.
 

La marge ouvre le texte sur l’extérieur.