Marges, marginalités.
Points de vue en marge : l’explosion des réseaux sociaux nous a obligés à nous focaliser sur le contenu.
Mais qu’a-t-on fait de la marge, cet espace blanc autour de nos blocs ?

Points de vue en marge : l’explosion des réseaux sociaux nous a obligés à nous focaliser sur le contenu.
Mais qu’a-t-on fait de la marge, cet espace blanc autour de nos blocs ?
D’abord quelques bases.
Est appelé communément “marge” tout espace vierge laissé entre le contour de ce qui est – à l’origine – imprimé et le bord de la page. Elle est divisée en 4 espaces : la marge supérieure, appelée marge de tête ; la marge inférieure, appelée marge de pied ; la marge de la reliure entre deux pages, appelée petit fond ; les marges vers l’extérieur du livre, appelées grand fond.
On peut tout autant considérer comme marge l’espace entre les contenus, que ce soit entre les lignes de textes ou entre les images. Celle-ci est tout à fait cruciale pour la lisibilité, en privilégiant des espaces de respiration, sur une page imprimée comme sur les écrans.
Néanmoins cela n’a pas toujours été le cas, puisqu’à sa Genèse, la marge avait une autre ambition.
Au commencement, la marge créa le livre.
Le texte était informe et continu : il y a avait le vide à la surface du volumen, et l’esprit de la marge existait entre les colonnes. Puis le rouleau devint rectangle, le volumen devint codex.
Le codex, mot latin désignant le livre formé de feuilles pliées et assemblées en cahiers, et couvert d’une reliure, vient du mot caudex qui se réfère à la matière “bois” du tronc. Il est antérieur au format même que nous lui connaissons aujourd’hui, puisque le terme est déjà employé pour les livres en papyrus ou en parchemins du IVè siècle dans l’Occident latin utilisant ce format.
Cependant, le texte n’était plus seulement texte : il devint une fenêtre, une ouverture, contenue dans ce cadre blanc, qui organisa la page et son contenu.
En effet, là où le parchemin permettait la pensée continue, dans laquelle le texte ne souffrait d’aucune rupture et pouvait défiler autant que le format du papier le lui permettait ; la page, en tant qu’espace délimité, vient inventer le livre comme objet clos.
Or cet objet clos souffre, comme son prédécesseur, de sa limite matérielle : la page a désormais des bords. Cela ouvre deux nouvelles possibilités pour les imprimeurs de l’époque : d’une part, optimiser les coûts de production dans une grille aux marges consciencieusement calculées, quittes à contraindre le texte à ne pas dépasser un certain nombre de caractères (comme les livres de poche) ; d’autre part, créer un empagement haut de gamme, qui fait la part belle aux marges et s’incarne dans des livres souvent imposants (appelés format “grand papier”).
Les colonnes ne se succèdent plus indéfiniment, la pensée s’organise et se hiérarchise. Au Moyen-Âge, la marge du codex vient repenser le rapport du lecteur au texte : cet espace vide, laissé blanc, accueille en son sein les gloses des moines copistes, qui annotent les textes au gré des paragraphes.
Le texte n’est plus vécu comme vérité immuable, comme autorité toute puissante, mais plutôt comme support à la pensée critique: le rectangle d’empagement, ce tracé virtuel qui entoure le texte, est un prétexte à l’exercice de l’esprit.
Les passages obscurs s’éclairent ainsi d’annotations qui viennent définir un mot rare, souligner une phrase importante, ou encore faire référence à d’autres textes liés.
Rapidement, la page ne contient plus seulement le texte, mais aussi la pensée toute entière qu’il génère. La marge devient ce pont imperceptible entre l’écrit et la pensée, entre le figé et le muable.
La marge ouvre le texte sur l’extérieur.
Obvious Corp. a créé deux produits digitaux qui incarnent chacun les deux types de marge évoqués plus haut : Twitter d’une part, et l’interface même où figurent ces lignes, Medium.
Twitter incarne sans équivoque le premier type de marge, celle qui contient le texte dans ses 280 caractères, tout comme les marges du IVè contraignaient le texte pour ne pas gâcher de papier.
Néanmoins, le partage commenté d’autres tweets peut se rapprocher d’une annotation de texte en marge.
Depuis peu, Twitter propose également d’élargir ses marges grâce aux discussions (threads), permettant à une pensée plus complexe et nuancée de s’exprimer sous forme de petits paragraphes indépendants.
Medium incarne ce second type de marge.
Il existe un résumé très complet des processus de design derrière Medium ; mais la question des fonctionnalités de commentaire ou de surlignage fait l’objet d’une seule ligne, alors même que, de mon point de vue, c’est ce qui fait le cœur du service.
Medium a permis ce qui, jusqu’à sa création, n’existait pas : le design d’interface crée des marges autour de son contenu. Il ne s’agit pas dans ce cas des marges inhérentes à la mise en page et au responsive du site, mais bien des marges telles que mentionnées plus haut, qui permettent l’appropriation d’une pensée ou d’un discours, à travers un calque éditable par dessus le texte.
Ainsi, si vous êtes en réflexion sur la conception de vos supports digitaux, ou sur la direction artistique des contenus de vos réseaux sociaux, ne méprisez pas la marge et ce qu’elle permettra à vos utilisateurs lorsqu’elle pourra être pleinement exploitée en ligne !
En attendant le plug-in miracle qui permettra la prise de notes libre sur tout type de contenus, créez vos propres marges pour valoriser vos contenus et monter en gamme.